Tous les chemins mènent à Rome : telle est la malédiction qui pèse sur le voyageur. Tous les chemins en sortent aussi : tel est son salut — Il suffit de les parcourir dans l’autre sens.
Rome est ainsi tout en bas de la pente où glissent les chemins qu’on suit sans y penser, sans rien regarder. À Rome, le voyage s’est immobilisé en son point le plus bas. Le chemin s’arrête, ou il tourne indéfiniment sur lui-même. C’est pourquoi le voyageur s’enlise, ou piétine : il est désœuvré, ou débordé. Mais il n’avance pas. Il est agité, il s’agite, mais il n’agit pas. Tout au plus participe-t-il, sans qu’il comprenne bien comment, à la fabrication d’une infime partie de quelque chose, sans qu’il sache bien quoi. À vrai dire, on pourrait tout aussi bien, on préférerait même se passer de lui — à moins qu’on ne se soit assuré qu’il n’aura plus jamais envie de voyager… Les vérités multiples, chatoyantes, contradictoires parfois que le voyageur rencontrait sur son chemin ne se valaient pas, certes — mais chacune n’était pas plus vraie, pas moins vraie que chaque autre. À Rome, il y a La Vérité, unique, immuable. Fausse donc, toujours.
Rome élève des murailles — mais le voyageur a besoin d’horizon. Rome élève des trônes aussi — mais le voyageur a besoin de marcher. Rome morcelle l’espace, atomise le temps — mais le voyageur parcourt tout l’espace, prend tout le temps. À Rome, l’événement est partout, mais il est toujours ailleurs, pour les autres. Pour chacun en particulier, rien ne se passe. Tout le monde a tout vu, sauf soi-même. Tout le monde sait tout, et n’est concerné par rien. Tout le monde a un avis sur tout, et n’est impliqué dans rien. Tout le monde juge de tout, et n’est responsable de rien.
Le voyageur n’attache pas d’importance au fait d’être ou non dans la grande ville — seulement au fait d’être en train de marcher, en train de rencontrer des vérités, en train de partager des valeurs. Même en restant dans Rome, il peut continuer d’avancer sur un chemin qui ne cesse d’en sortir. Même en restant dans Rome, il peut cheminer à mille lieues de Rome. Il lui suffit d’être solidaire, fraternel — ouvert.
À la fin, le lent, le patient, l’infatigable cheminement aura usé toutes les murailles, anéanti tous les trônes.