Ulysse a passé une bonne partie de sa vie à voyager. Où allait-il ? Il retournait chez lui, dans sa patrie. Lorsqu’il y est enfin arrivé, il s’est aperçu que sa véritable patrie, c’était le voyage.
Excessifs imitateurs ! Les hommes sont aujourd’hui de plus en plus nombreux à prendre le large, pour aller de plus en plus vite, de plus en plus loin. Prolongeant leurs corps comme de virtuels pseudopodes, toutes sortes d’informations se propagent également, plus nombreuses encore, à de plus grandes vitesses, sur de plus longues distances. Simplement pour exister, les hommes devront bientôt être, non plus quelque part dans l’espace, mais partout à la fois…
S’ils partent ainsi, ce n’est pas qu’ils aiment particulièrement voyager. C’est pour arriver quelque part. Pour être ailleurs que là où ils sont. Ils vont vers l’endroit où ils devraient être, où ils seraient bien, où ils existeraient vraiment. S’ils existent un jour, c’est qu’ils seront arrivés. Ils ne voyageront plus.
Tel est donc l’étrange paradoxe : tout ce qui est humain n’existe qu’en sillonnant l’espace de plus en plus et, de ce fait, existe de moins en moins. La sagesse voudrait-elle qu’on s’immobilise ? Mais on est emporté par la vitesse ! Le véritable voyageur ne cherche pas à résister à l’irrésistible flux du voyage, et part, lui aussi. Il part de manière radicale, en s’orientant vers une destination qu’il est sûr de ne jamais atteindre. Il part vers un ailleurs absolu, et qui le tirera toujours en avant — il part vers sa véritable patrie : l’utopie.
Il y aura bien, ici et là, des points fixes. Mais ils ne pourront lui servir de repères, pour la bonne raison que c’est lui-même, au cours de son cheminement, qui les aura posés. C’est pourquoi ces points fixes seront toujours derrière lui. Pour les autres, ceux qui partent pour atteindre leur but, pour s’arrêter un jour, ces repères n’ont de sens et de valeur que par la lumière de l’utopie, lumière qui vient toujours du côté du chemin qui a vu s’éloigner les voyageurs — nous autres, qui n’y repasserons plus.
Pour être réellement, il faut être, non pas quelque part, non pas partout, mais nulle part — en chemin vers l’utopie, nomade perpétuel. Pour exister, il faut avoir cessé de voyager d’un point à un autre — non parce que nous serons arrivés à notre but, mais parce que nous aurons compris que ce but est nulle part, là où nous sommes, sur le chemin. Il faut voyager, simplement.
La véritable patrie d’Ulysse, c’est le voyage — le voyage vers l’utopie.